C’est un épilogue judiciaire retentissant qui vient de s’écrire dans le paysage des transports normands. Ce jeudi 18 décembre 2025, le conseil de prud’hommes de Caen a rendu un délibéré attendu depuis des années par des centaines de salariés. Au cœur de cette bataille : la rémunération des temps de trajet internes. En condamnant l’ancien exploitant Keolis, la justice reconnaît enfin la réalité du travail quotidien des conducteurs et sanctionne un système de forfaitisation jugé dérisoire.
Maître Johan Zenou expert en droit du travail vous décrypte dans cet article les mécanismes juridiques qui ont conduit à l'annulation d'un accord de forfaitisation au profit de la réalité du terrain. Un dossier indispensable pour comprendre les évolutions du droit à la rémunération dans les métiers de la mobilité.
L’affaire ne date pas d’hier. Dès 2019, la tension monte au sein du réseau Twisto, le service de transports publics de la communauté urbaine Caen-la-Mer. À l’époque, les conducteurs de bus et de tramways, portés par la CGT, pointent du doigt une aberration logistique et financière.
Dans l'organisation du travail mise en place par Keolis, alors exploitant du réseau, il était fréquent voire systématique qu'un agent commence sa journée de travail à un point A (par exemple, le dépôt) et la termine à un point B (un terminus en bout de ligne ou un arrêt de centre-ville). Pour le salarié, la fin du service ne signifiait pas le retour au foyer, mais le début d'un trajet « à vide » pour retourner au point de départ afin de récupérer son véhicule personnel ou de pointer sa fin de mission.
Jusqu'alors, la direction de Keolis s'appuyait sur un accord de forfaitisation : l'ensemble de ces temps de déplacement était rémunéré sur la base de 28 heures par an. Un calcul qui, selon les représentants du personnel, relevait de la pure fiction mathématique.
A) Le « forfait » face à la réalité du terrain
« On s’est aperçu que l’on faisait le double, voire le triple de ce forfait », martèle Samuel Warnier, secrétaire général CGT Twisto. Pour les chauffeurs, ces minutes grappillées quotidiennement sur leur temps de repos ou leur vie de famille finissaient, au bout de l'année, par représenter des dizaines d'heures de travail effectif non payées.
Le décalage entre le temps passé réellement dans les navettes de liaison ou à pied entre deux services et les 28 heures allouées par l'entreprise est devenu le symbole d'une gestion déshumanisée de la performance. Les salariés réclamaient une régularisation de salaire à hauteur de plus de 600 000 euros, assortie de 750 000 euros de dommages et intérêts pour le préjudice subi.
Face à l'inflexibilité de l'employeur de l'époque, l'action collective est devenue inévitable. Ce sont finalement 326 salariés qui ont franchi les portes du conseil de prud’hommes, une mobilisation massive pour une entreprise de cette taille.
B) Le verdict : 322 victoires et un rappel à l'ordre financier
Le verdict rendu ce jeudi 18 décembre 2025 est limpide : le juge donne raison aux salariés. Sur les 326 dossiers déposés, 322 ont été validés par les juges prud’homaux. Les quatre dossiers restants, pour des raisons de procédure administrative, ont été dépaysés vers le conseil de prud'hommes du Havre.
Pour le tribunal, le calcul individualisé a prévalu. Les rappels de salaires portent sur les trois dernières années, période légale de prescription en matière de rémunération. En additionnant les sommes, la facture s'annonce salée pour Keolis, mais elle représente surtout, pour les chauffeurs, une restitution de ce qui leur était dû.
« Aujourd’hui, le juge nous donne raison », savoure Samuel Warnier. « Pour nous, c’est vraiment une belle victoire. C’est la reconnaissance que le temps de transport imposé par l’employeur entre deux lieux de travail doit être considéré et payé comme tel. »
Cette décision pourrait faire jurisprudence dans d'autres réseaux de transports urbains en France, où la question de la « forfaitisation » des temps de coupure ou de trajet est souvent une source de conflit. Elle rappelle que si le trajet domicile-travail n'est pas considéré comme du temps de travail effectif, le trajet entre deux lieux de travail (ou entre le lieu de prise de poste et le lieu de restitution) doit faire l'objet d'une compensation juste, reflétant la réalité du temps passé sous la subordination de l'employeur.
Le Conseil des prud'hommes a ici sanctionné l'usage abusif d'un forfait déconnecté de la réalité, protégeant ainsi le droit des salariés à une rémunération intégrale de leurs contraintes professionnelles.
L'après-Keolis : Vers une gestion au temps réel avec RATP Dev
Le timing de cette décision est particulier. En effet, depuis le 1er janvier 2025, Keolis n'est plus l'opérateur du réseau Twisto. C’est la société RATP Dev qui a repris les rênes de la gestion des transports publics de l'agglomération de Caen-la-Mer.
Si le contentieux concernait le passé, les salariés regardent désormais vers l'avenir avec une exigence renouvelée. Les négociations avec le nouvel employeur semblent avoir pris une tournure différente, sans doute influencées par la procédure judiciaire en cours.
« Nous sommes en train de négocier la mise en place du temps réel à partir du 1er janvier 2026 », annonce le secrétaire général de la CGT. Ce système, contrairement au forfait, permettra de comptabiliser chaque minute de déplacement interne via les outils de pointage embarqués ou numériques.
Le litige repose principalement sur l'interprétation de la notion de temps de travail effectif face aux contraintes de déplacement imposées par l'employeur.
A). L'article L3121-1 : Le socle du temps de travail effectif
C'est l'article de référence, il définit le temps de travail effectif comme :
La période pendant laquelle le salarié est à la disposition de l'employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles.
L'argument des salariés : Lorsqu'un conducteur termine son service à un bout de la ville et doit monter dans une navette ou un bus pour retourner au dépôt, il n'est pas chez lui. Il suit une contrainte liée à l'organisation de l'entreprise. Il reste sous la subordination de l'employeur car ce déplacement est nécessaire à la reprise ou à la fin de sa mission.
B) L'article L3121-4 : La distinction sur les déplacements
Le principe : Le temps de déplacement professionnel pour se rendre sur le lieu d'exécution du contrat de travail (domicile-travail) n'est pas du temps de travail effectif.
L'exception : En revanche, si un temps de déplacement entre deux lieux de travail est imposé, il doit être rémunéré comme du temps de travail.
L'application au cas Twisto : Le juge a estimé que le trajet entre le point de fin de service (le terminus) et le point de retour (le dépôt ou le lieu de prise de poste initial) s'apparente à un trajet entre deux lieux de travail. Dès lors, le forfait de 28 heures par an était illégal s'il ne couvrait pas la réalité de ces transferts.
C) La jurisprudence de la Cour de cassation
Les avocats de la CGT se sont appuyés sur une jurisprudence constante : tout trajet effectué pendant la journée de travail pour passer d'un lieu d'activité à un autre est du temps de travail effectif.
Dans le cas des transports urbains, la spécificité est que ce trajet intervient souvent en bordure de service (au début ou à la fin). Le juge prud'homal a considéré que la rupture du contrat de travail (la fin de la subordination) ne peut intervenir qu'une fois le salarié revenu au point de départ désigné par l'entreprise.
Conclusion : La fin d’un conflit, le début d’une nouvelle ère
La victoire des 322 salariés de Twisto marque la fin d’une ère de contestation sociale intense à Caen. Elle prouve l'efficacité des actions collectives menées avec rigueur syndicale. Pour les conducteurs, ces chèques de régularisation, bien qu'appréciables, sont surtout le symbole d'un respect retrouvé.
Le message envoyé aux futurs exploitants est clair : la flexibilité demandée aux agents de terrain ne peut se faire au détriment de leur rémunération. À partir du 1er janvier 2026, avec l'arrivée du paiement au temps réel, les chauffeurs caennais n'auront plus à financer, sur leur temps libre, les contraintes géographiques de leur réseau.
Le Cabinet Zenou expert en droit social à Paris 20ème vous défend sur la notion de temps de travail effectif à travers l'affaire Twisto.
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